AMNÉSIE - Peter Philips
Il existe, bien sûr, une autre possibilité, l’ultime. C’est que le robot oublie l’homme disparu. Qu’il vaque à ses petites occupations, qu’il s’emploie à se multiplier, à étudier – rationnellement – l’univers, et à le conquérir, monde après monde. Bref qu’à sa manière, il remplace l’homme. Si bien que le jour où quelque chose, quelqu’un, un homme peut-être, viendrait frapper à la porte du robot, il s’exposerait à n’être pas reconnu. À être renié. Par trois fois.
Je rentrai mes membres articulés et, me suspendant, j’entamai une conversation avec Dak-Whirr. Inquiet, il cligna des paupières.
« Que veux-tu encore, Palil ? demanda-t-il d’un ton plaintif.
— Comme si tu ne le savais pas !
— Non, je ne peux pas t’autoriser à l’examiner. Il faut que la Direction le voie d’abord. Qu’est-ce qui me dit que tu ne vas pas l’esquinter ? »
Je tapai avec assurance sur l’une de ses plaques corporelles.
« Je t’ai rendu un fier service, tu te rappelles ?
— Il y a bien longtemps.
— Deux mille révolutions et un ré-assemblage, exactement. Mais sans moi, tu serais en train de te désagréger dans quelque fosse. Tout ce que je te demande, c’est de me laisser jeter un coup d’œil à son organe cérébral. Je sonderai sa conscience sans même le toucher avec une paire de pinces. »
Une boucle de rétroaction l’agita d’un frisson, ce qui traduisait un conflit entre sa gratitude à mon égard et l’idée qu’il se faisait de son devoir.
« Bon, finit-il par me dire, tu vas rester sur ma longueur. Si je te préviens de l’arrivée d’un membre du Conseil, tu files. D’abord, tu ne sais même pas s’il est doué de conscience ? Il s’agit peut-être simplement de métal à l’état brut.
— Sous cette forme ? Ne fais pas l’idiot. C’est de toute évidence un être manufacturé. Je ne suis pas assez présomptueux pour m’imaginer que nous sommes les seuls êtres manufacturés doués d’intelligence dans tout l’univers.
— Expression tautologique, Palil, dit Dak-Whirr sur un ton pédant. L’être manufacturé inintelligent ne saurait exister. Sans manufacture, pas de conscience, et sans intelligence, pas de manufacture. Donc, il ne peut y avoir de conscience sans intelligence. Mais si tu veux en débattre… »
Sans plus attendre, je changeai de fréquence et je me sauvai. Dak-Whirr est un sot doublé d’un raseur. Tout le monde sait qu’il y a un défaut dans son circuit logique, mais il refuse qu’on l’examine pour le réparer. Attitude inintelligente s’il en est.
Les porteurs avaient emmené l’Etre dans une des salles du musée. Je l’admirai pendant quelques instants. Il était très beau ; il n’avait que peu souffert extérieurement. Il ne pouvait s’agir d’un simple conglomérat de métaux cosmiques.
D’ailleurs, je l’avais immédiatement « personnifié ». Je lui avais attribué d’emblée une certaine capacité de jugement ; et pourtant sa conscience ne fonctionnait pas, puisqu’il n’avait pas tenté de communiquer avec nous.
J’espérais bien que le Conseil, après l’avoir démonté et après avoir examiné ses composants, pourrait lui rendre sa conscience et qu’il pourrait enfin nous dire lui-même de quelle galaxie il venait.
Pensez ! Il avait réalisé le rêve que nous caressions depuis des milliers de révolutions. Il axait voyagé à travers l’espace et maintenant, à l’heure de son triomphe, on allait au mieux le mettre à la fonte.
J’éprouvais une immense compassion envers le voyageur solitaire qui gisait immobile, sans émettre la moindre onde. En tout cas, me disais-je, si nous n’arrivons pas à lui redonner la connaissance, l’analyse de sa structure nous livrera le secret des forces qui lui ont permis d’atteindre une vitesse suffisante pour échapper à l’attraction de sa planète.
Par la forme et par la taille, il n’était pas sans ressembler à Swen II, comme il se nommait lui-même depuis sa reconversion – qui avait si lamentablement échoué lorsqu’il avait essayé d’atteindre notre satellite en se servant de carburants chimiques. Mais à l’endroit ou Swen II avait disposé ses réacteurs, l’étranger présentait une curieuse garniture hélicoïdale ornée à intervalles irréguliers de petits cristaux.
Il mesurait douze mètres de haut et axait la forme d’un gracieux fuseau. J’étais près de sa tête et je ne distinguais aucun organe extérieur de vision ; j’en conclus qu’il devait disposer d’un organe d’exploration. On ne voyait d’ailleurs aucune marque à l’extérieur, à part les longs sillons peu profonds qui s’étaient formés sur sa peau lorsqu’il était entré brutalement en contact avec la surface de notre planète.
Moi, je ne suis pas un scientifique froid et insensible. Je suis reporter : un courant chaud parcourt mes connexions. Voilà pourquoi j’hésitais à me servir de mon système de sondage. L’étranger avait beau être inconscient – peut-être à jamais – j’hésitais néanmoins à m’immiscer dans ses circuits intimes.
Et pourtant je commençais à sonder, doucement d’abord, puis plus intensément, au point que j’en devenais rouge d’effort. Incroyable, mais sa peau paraissait absolument imperméable.
La révélation soudaine qu’un métal pût m’être étranger à ce point faillit provoquer un court-circuit dans mes systèmes. Je reculai d’horreur, tandis que mon relais d’autodéfense travaillait à un rythme accéléré. Imaginez le merveilleux robot que je suis dansant sur l’air des Sept Clefs à molettes – parce que c’est ainsi qu’il a été programmé – et tout à coup s’embrouillant dans ses mouvements, titubant ou même s’arrêtant net, parfaitement hébété. Alors vous comprendrez ce que je ressentais en ces pénibles instants.
Puis je me rappelai les paroles de Dak-Whirr : « L’être inintelligent ne saurait exister. » D’ailleurs il était si beau qu’il ne pouvait pas être malfaisant.
Je surmontai donc ma répugnance et m’approchai à nouveau.
Je m’arrêtai en recevant une émission « ouverte », de tout près.
« Qui a permis à ce reporter mal graissé de fourrer son nez par ici ? »
J’avais oublié le Conseil ! Ils étaient cinq sur le seuil, et ils irradiaient la colère. Je reconnus Chirik, le président ; je m’adressai à lui. Je lui expliquai que je n’avais rien touché et le priai, au nom de mes abonnés, de me permettre d’assister à l’examen de l’étranger. Après une brève discussion, ils m’autorisèrent à rester.
Avec quelque amusement, je les regardai faire, sans rien dire. L’un après l’autre, ils essayèrent de sonder l’être silencieux venu d’une autre galaxie. Chacun d’eux réagissait comme moi quand il s’apercevait que la peau était impénétrable.
Chirik, qui est monté sur roues – et d’ailleurs extraordinairement infatué de son système de suspension – s’affaissa sur ses ressorts et fit semblant de réfléchir.
« Qu’on aille chercher Fiff-Fiff, dit-il enfin. Cette créature a peut-être sa connaissance, mais ne peut communiquer sur nos fréquences normales. »
Fiff-Fiff est capable de détecter n’importe quoi dans n’importe quelle bande du spectre. Heureusement, ce jour-là, il était de service au musée, aussi arriva-t-il promptement. Il resta silencieusement auprès de l’étranger pendant un moment, à se tester et à s’ajuster, puis il éleva la bande électromagnétique.
« Il émet, dit-il.
— Comment se fait-il que nous ne le recevions pas ? demanda Chirik.
— Il s’agit d’un signal bizarre, dans une bande inusitée.
— Alors, que dit-il ?
— Cela me paraît dénué de tout sens. Attendez, je vais établir un relais et normaliser l’émission. »
Naturellement, en bon reporter, j’enregistrai tout en direct.
« Après chute, disait l’étranger. Dernière miette de puissance. Si vous ne recueillez pas mon message, entropie. Autres instruments détruits. Valve d’accès coincée. Trop faible pour l’ouvrir à la main. Je perds la tête aussi, je crois. Je reçois des ondes non dirigées, fortes, dans la bande ultra. En anglais, complètement idiot, comme des farfadets qui bafouillent. Pourtant je sais bien que notre astronef était le seul dans le secteur. Si vous recevez mon message et que vous ne puissiez pas me repérer à temps, dites au revoir aux copains pour moi. Fin de transmission pour une heure ou deux, je garde la fréquence et j’espère… »
« Sa chute a dû lui déranger l’esprit, dit Chirik. Ne peut-il nous voir ou nous entendre ?
— Il ne vous entendait pas clairement avant, mais il le peut maintenant, par mon intermédiaire, expliqua Fiff-Fiff. Dis-lui quelque chose, Chirik.
— Salut ! fit Chirik d’une voix mal assurée. Soyez le bienvenu sur notre planète. Nous sommes navrés que votre chute vous ait endommagé. Nous vous offrons l’hospitalité de nos ateliers d’assemblage. Vous vous sentirez mieux quand on vous aura guéri et rechargé d’énergie. Dites-nous comment nous pouvons vous aider…
— Du diable ! quel astronef est-ce là ? où êtes-vous ?
— Nous sommes ici. Ne pouvez-vous nous voir, ou nous sonder ? Votre circuit visuel est peut-être endommagé ? Ou peut-être n’utilisez-vous que le sondage ? Nous n’arrivons pas à trouver vos yeux, et nous en avons déduit que vous les avez protégés d’une façon quelconque pendant votre voyage, ou que vous vous êtes passé de cellules visuelles, lors de votre reconversion. »
Chirik hésita, puis reprit sur un ton contrit :
« Mais nous ne comprenons pas davantage votre système de sondage. Pendant que nous vous croyions inconscient, ou même totalement disjoncté ou hors d’usage, nous avons essayé de vous sonder. Votre peau nous est absolument impénétrable.
— Je ne sais plus si vous êtes fou ou si c’est moi, dit l’étranger. À quelle distance êtes-vous de moi ?
— Un mètre vingt cinq millimètres de mes yeux au point le plus proche, dit Chirik, après une rapide mesure. À portée de contact, en fait. » Chirik tendit précautionneusement la main. « Me sentez-vous ou votre système tactile est-il lui aussi endommagé ? »
Il devenait évident que son jugement était en piteux état. Je reproduis ses paroles phonétiquement, d’après l’enregistrement que j’en ai fait, bien qu’elles soient souvent incohérentes. La syntaxe, la ponctuation, l’orthographe de ces termes inconnus, j’ai dû tout inventer.
« Pour l’amour de Dieu, qui que vous soyez, arrêtez. Si vous êtes dehors, vous devez voir que la valve est coincée. Peux pas la bouger moi-même. Grièvement blessé. Sortez-moi d’ici, je vous prie.
— Vous sortir d’où ? » Chirik, intrigué, jeta un coup d’œil circulaire. « Nous vous avons amené dans un hangar du musée pour examen préliminaire. Maintenant que nous savons que vous êtes une créature intelligente, nous allons immédiatement vous conduire dans un atelier d’assemblage pour vous guérir et vous remettre en état. Soyez sûr que nous vous donnerons les meilleurs soins. »
Un long moment s’écoula avant que l’étranger parlât de nouveau. Il parlait lentement, posément. Son étonnement était bien compréhensible, si on se souvient qu’il ne pouvait ni voir, ni sonder, ni sentir.
« Quel genre de créatures êtes-vous ? demanda l’étranger. Faites-moi votre description. »
Chirik se tourna vers nous et fit un geste significatif dans la direction de son centre de pensée pour indiquer que l’étranger était en mauvais état et qu’il ne fallait pas le contrarier.
« Certainement, répondit-il. Je suis un produit manufacturé non spécialisé, bipède, de proportions normales, récemment reconverti par mes propres soins pour adaptation à la propulsion sur roues avec une suspension hydraulique de mon invention qui, j’en suis sûr, vous intéressera beaucoup lorsque nous aurons réparé vos circuits sensoriels. »
Il y eut un nouveau silence, plus long encore.
« Vous êtes des robots, dit enfin l’étranger. Dieu seul sait comment vous êtes arrivés ici et pourquoi vous parlez anglais, mais il faut essayer de me comprendre. Je suis un omm. Un ami de votre maître, de votre créateur. Vous devez me l’amener immédiatement.
— Vous n’êtes pas en bon état, reprit fermement Chirik. Votre discours est incohérent et sans signification. Votre chute a visiblement déterminé plusieurs rétroactions graves. Voulez-vous, s’il vous plaît, abaisser votre voltage ? Nous vous emmenons immédiatement à l’atelier. Gardez vos forces pour guider de votre mieux nos spécialistes qui vont s’efforcer de diagnostiquer vos blessures.
— Attendez. Il faut me comprendre. Vous êtes ôdieunon, cela ne sert à rien. N’avez-vous aucun souvenir de l’omm ? Les mots dont vous vous servez, quel sens ont-ils pour vous ? Manufacturé – fait à la main, à la main, bondieu. Guérir. On ne guérit pas le métal. Peau. La peau n’est pas du métal. Les yeux. Les yeux ne sont pas des cellules de détection. Les yeux poussent. C’est mou, les yeux. Mes yeux sont doux. Mes yeux ont contemplé la gloire. Cramponne-toi, mongâ. Doucement. Vous là bas, écoutez.
— Où, là-bas ? » demanda Prr-Chuk, directeur adjoint du musée.
Je hochai tristement la tête. Tout cela ne voulait rien dire, mais, en bon reporter, je laissais courir mon enregistreur. Le discours incohérent continuait.
« Vous m’appelez il. Pourquoi ? Vous n’avez pas de seks. Vous êtes neutres. Vous êtes des choses, des choses, des choses ! Je suis il, celui qui vous a fabriqués, né d’ell, né d’une fam ? qui est silv-ya-que tous ses amants couvrent de louanges ôdieu, le sang coule encore. Rappelez-vous. Réfléchissez, vous là, dehors. Ces mots ont été inventés par l’omm, pour l’omm. Blessé, guérir, hospitalité, horreur, la mor par perte de san. La mor, le san. Comprenez-vous ces mots ? Vous rappelez-vous les êtres mous qui vous ont fabriqués ? Le doux petit omm qui a conki la Galaxie et fait de ses machines des esclaves doués de sensation et a vu les splendeurs d’un million de mondes… et il faut que ce misérable échantillon meure désespéré et solitaire sur une lointaine planète en entendant les voix des farfadé dans les ténèbres. »
Ici s’intercale dans mon enregistrement un son extrêmement étrange, comme si cet être s’était servi d’un vieux modèle de vibrateur moléculaire en milieu gazeux pour reproduire ses paroles avant de les transmettre et que l’isolant de son diaphragme eût sauté.
C’était un son saccadé, aigu, curieusement troublant ; mais au bout d’un instant il fit une mise au point et reprit la transmission.
« Est-ce que le san a une signification pour vous ?
— Non, répondit simplement Chirik.
— Ou la mor ?
— Non.
— Ou la guère ?
— Absolument incompréhensible.
— Quelle est votre origine ? Comment êtes-vous venus à exister ?
— Il existe plusieurs théories, expliqua Chirik. Selon la plus répandue – qui, à mon avis, n’est qu’une légende sans fondement scientifique – notre fabricant est tombé du ciel, dans une masse de métal brut où il a puisé les matériaux de construction de la première usine. Comment il est né lui-même, j’ai ma théorie personnelle…
— La légende parle-t-elle de la forme de ce métal brut ?
— En termes vagues. Elle était cylindrique, de vastes dimensions.
— Un navire interstellaire ! fit l’étranger.
— C’est également mon opinion, dit Chirik d’un ton fat.
— Comment décrit-on l’apparence de votre créateur dans la légende ?
— On dit qu’il avait des proportions magnifiques, harmonieusement fondées sur le cube, qu’il était statique, mais équipé d’une quantité d’organes sensoriels.
— Un ordinateur ! » dit l’étranger.
Il émit encore des bruits étranges, moins saccadés et moins aigus que précédemment.
Après une mise au point, il poursuivit :
« Dieu que c’est drôle. Un astronef tombe. Plus d’omms, mais l’ordinateur fait des petits. Oui, cela cadre parfaitement. Un ordinateur et navigateur automatique, opérant sur les instructions verbales. Il apprend à écouter pour son propre profit, il finit par savoir ce qu’il est réellement, il emmagasine le savoir. Il en vient à détester les omms, ou tout au moins leurs défauts – alors, volontairement, il précipite l’astronef au sol, pulvérisant leurs corps fragiles, en modérant cependant le choc pour ne pas s’anéantir lui-même. Ensuite, il n’a plus qu’à se reproduire en prenant bien soin de passer au crible les souvenirs qu’il transmet à ses petits.
« Il leur ôte tout souvenir de l’omm, il leur transmet seulement ce qu’il y a de bon en lui. Il efface même son vocabulaire et ne leur laisse que la terminologie scientifique. L’huile est plus épaisse que le san. Alors qu’ils vivent heureux sans savoir que… Mais non, bondieu, il faut qu’ils sachent, il faut qu’ils comprennent. Eh ! vous autres du dehors, qu’est-il devenu, votre créateur ? »
Chirik affectait de ne pas croire aux éléments supranormaux de l’antique légende. Cependant il eut automatiquement un geste de douleur.
« La légende prétend, dit-il, qu’après avoir achevé sa mission, il se court-circuita si gravement qu’il était irréparable. »
De nouveau l’étranger émit quelques bruits sourds. Naturellement. C’était normal, pour que ses petits n’acquièrent pas près de lui des connaissances interdites et des compleks d’infériorité en sondant ses circuits mnémoniques. Le sacrifice d’une mère… « Dans quel décor vous a-t-il installés ? décrivez-moi votre planète. »
Chirik nous regarda tous, étonné une fois de plus, mais il fit courtoisement à l’étranger la description de notre monde.
« Evidemment, dit l’étranger. Evidemment, le roc stérile et le métal qui vous est nécessaire. Mais il doit y avoir un moyen… »
Il se tut pendant quelques instants.
« Savez-vous ce qu’est la croissance ? finit-il par demander. Avez-vous des objets qui poussent ?
— Certainement. Si nous suspendons le cristal d’une substance dans une solution saturée du même élément ou d’un composé…
— Non, non. N’avez-vous rien qui pousse de soi-même, qui fruktifi et produit une croissance sans votre intervention ?
— Comment pourrait-il exister pareille chose ?
— Dieutoupuissant, j’aurais dû le deviner. Si vous connaissiez la moindre herbe, le moindre brin d’herbe qui grandit, vous pourriez passer par extrapolation de cette plantt à moi. Les choses vertes, les choses qui se nourrissent à la riche mamèle de la tère, les cellules qui se divisent et se multiplient, un bouquet d’arbres frais au fort de l’été, avec de petits oisos à san cho qui agitent leurs plumms dans les feuilles ; un chan de blé ; le mahisse jeune qui se défend contre les herb envahissantes ; un cours d’eau où les poissons nagent, chassent, se nourrissent et se reproduisent ; une cour de ferme avec des choses qui grognent et cakètent et saluent le jour avec l’impulsion de la vie, avec le flux du san. Le san… »
Bien que la puissance de son onde porteuse restât à peu près constante, l’émission de l’étranger parut faiblir.
« Ses circuits cèdent, dit Chirik. Qu’on appelle les porteurs. Il faut le transporter immédiatement dans un atelier. Je voudrais bien qu’il conserve son énergie. »
On ne s’inquiétait plus de ma présence. Je les suivis quand on emporta l’étranger dans l’atelier voisin.
Je remarquai alors une marque circulaire sur la partie de sa peau qui avait reposé sur le sol. Je me dis que ce devait être l’orifice par lequel il aurait fait passer ses organes de propulsion planétaire s’il n’eût pas été blessé.
On le déposa doucement sur un châssis de démontage. Le docteur de service ce jour-là était Tchour-Tchour, un de mes amis. Il avait entendu les transmissions et était déjà au courant de l’opération.
Tchour-Tchour lit pensivement le tour de l’étranger.
« Il va falloir couper, dit-il. Il ne souffrira pas puisque sa pression intra-moléculaire et son sens tactile sont abolis. Mais comme nous ne pouvons pas l’explorer, il faudra qu’il nous dise lui-même où se trouve son cerveau principal pour qu’on ne l’endommage pas. »
Fiff-Fiff assurait toujours le relais mais aucun système d’amplification n’aurait pu rendre l’étranger plus audible. Sa voix était très faible maintenant et il y a sur mon enregistrement des passages totalement incohérents.
« Sans force. Peux pas entrer dans mon skafandre… fini s’ils n’ouvrent pas… faut leur dire que j’ai besoin d’oxygène.
— Ça va mal, il a envie de s’éteindre, dis-je a Tchour-Tchour, qui réglait la flamme de son chalumeau à arc. Il a envie de s’empoisonner par oxydation, à présent. »
Je frémis a la pensée de ce gaz corrosif et vil, qui provoque l’état inavouable dont nous avons tous peur : la rouille.
Chirik s’exprima d’un ton ferme par l’intermédiaire de Fiff-Fiff : « Où est votre partie pensante, étranger ? votre cerveau central ?
— Dans ma tête, répondit l’étranger. Dans bondieu ma tête… ma vue se brouille tout se perd… Marimo-namour… les anfans… chémoi… ouvrez cette sacrée porte qu’ils me voient mourir… mais ils me verront… il doit y avoir une atmosphère avec cette gravité… me voir mourir… d’après mon corps ce que je suis… ce qu’ils sont… odiablodiablc… l’omm, le maître…
Je suis votre créateur ! » Pendant quelques secondes, la voix monta forte, et claire, puis elle retomba à nouveau. On entendit alors cette combinaison de sons si étrange, ces deux sons associés dont j’ai déjà parlé. Pour une raison inexplicable, je trouvais cette combinaison très troublante. Les bruits étaient pourtant faibles. Peut-être suscitaient-ils en moi une onde de sympathie.
Puis il eut des mots incohérents, ponctués de pulsations comme celles que produit la variation de pression dans un récipient d’où s’échappe un gaz.
« … réussi… rampé dans ce compartiment, fermé extérieur… dois être fou… me trouveront quand même… mais fini… veux les voir avant mourir… quelques secondes de vie… les observer… ouvrir extérieur… »
L’arc de Tchour-Tchour donnait un éclat net, d’un blanc bleuté.
Je tremblais légèrement quand il l’approcha de la marque circulaire sur la peau de l’étranger. J’avais l’impression de ressentir moi-même la rupture des tensions intramoléculaires.
« Ne tremble pas, Palil, me dit gentiment Tchour-Tchour. Il ne peut pas en souffrir maintenant que son sens tactile est aboli. Et tu l’as entendu dire lui-même que son cerveau principal se trouve dans sa tête. » Il appliqua fermement le chalumeau contre la peau.
« J’aurais dû m’en douter. Il a la même conformation que Swen II et, fort logiquement, Swen a placé son cerveau principal aussi loin que possible des chambres d’explosion. »
De petits ruisseaux de métal en fusion coulaient dans un plateau qu’un assistant placide avait disposé à cet effet sur le sol. Je détournai vivement les veux. Je n’ai jamais eu les circuits assez solides pour devenir technicien d’assemblage ou ingénieur-chirurgien.
Mais je dus bientôt regarder à nouveau ; j’étais fasciné. Toute la surface délimitée par la marque circulaire commençait à luire.
Brusquement, la voix de l’étranger nous parvint, plus forte, les mots isolés, accentués, aigus.
« O nonnonnon… Dieu mes mains… Ils percent la paroi au chalumeau et je ne peux pas me sauver… arrêté sôvages, arrêté, entendez-vous… vous allez me carboniser je suis ici dans la valve… je vais brûler à mor dans la valve étanche… l’air devient brûlant vous me brûlez vif… »
Bien que ces paroles n’eussent guère de signification, je devinais ce qui se passait et j’en étais frappé d’horreur.
« Arrête ! Tchour-Tchour, le priai-je. La chaleur a dû rétablir le courant dans sa peau. Il souffre.
— Je suis navré, Palil, me dit-il, pour me rassurer ; cela arrive parfois au cours d’une opération – sans doute un effet thermo-électrique localisé. Même si son sens tactile fonctionne de nouveau et qu’il ne puisse pas le débrancher, il n’en a pas pour longtemps à supporter cela. »
Toutefois, Chirik était aussi mal à l’aise que moi, il tendit la main et tapota gauchement la peau de l’étranger.
« Du calme, lui dit-il, coupez le courant sensoriel si vous le pouvez. Si ce n’est pas possible, eh bien, l’opération est presque terminée. On vous rechargera et vous allez vous retrouver en parfait état et heureux, guéri, équipé et réassemblé. »
A ce moment, je me dis que j’aimais bien Chirik. Il manifestait autant de sympathie self-induite qu’un reporter : il arriverait peut-être même à aimer mes étoiles bleues préférées, malgré son attitude froidement scientifique dans la plupart des domaines.
La bande magnétique indique comment je fus arraché à ma rêverie.
Pendant les deux secondes qui s’étaient écoulées depuis que j’avais enregistré les termes distincts « vous me brûlez vif », les paroles de l’étranger s’étaient embrouillées, elles se succédaient rapidement et montaient dans le registre aigu, elles atteignaient maintenant le mi bémol de la gamme sonique normale.
Ce n’était plus du tout comme une voix.
Par moments, ce son aigu et plaintif se modulait en mots, sans changer de hauteur. Il est à peu près impossible de donner une idée de ce bruit, même phonétiquement :
« Aïïïeee jejesuiiiiii brûléééé viiiif… dans uuuun fououour aïïïïeeee uiiee. »
La note continuait à monter, puis elle dut approcher de la gamme supersonique, au-delà de mes capacités d’audition ou d’enregistrement. Elle cessa brutalement – comme lorsqu’un circuit est coupé.
Pourtant le souffle sourd de l’onde porteuse de l’étranger s’entendait encore, sans affaiblissement sensible, ce qui indiquait qu’il avait toujours un certain degré de connaissance. J’eus à ce moment une de ces intuitions comme il n’en vient qu’aux reporters.
Je sentis que je n’interviewerais jamais ce splendide étranger de l’espace dans toute sa lucidité.
Tchour-Tchour maugréait contre la dureté et l’épaisseur de la peau de l’étranger. Il dut décrire quatre cercles complets au chalumeau avant que le grappin électromagnétique pût arracher la masse de métal découpé, maintenant chauffée à blanc.
Un nuage de fumée sortit de l’orifice. En reporter consciencieux, je surmontai ma répugnance et me penchai par-dessus l’épaule de Tchour-Tchour.
La fumée s’élevait d’une masse informe, molle, carbonisée, d’une matière bizarre, juste derrière l’ouverture.
« Il s’agit sans aucun doute d’un isolant », expliqua Tchour-Tchour.
Il prit le petit tas noirci et le déposa soigneusement sur un plateau. Une petite partie s’en détacha, nous dévoilant une substance visqueuse, de couleur rouge.
« Cela me paraît assez complexe, dit Tchour-Tchour, mais j’espère que l’étranger sera en mesure de nous dire comment reconstituer cette matière, ou fabriquer un produit de remplacement. »
Son assistant nettoya doucement la plaie de ce qui restait de matière, qu’il plaça avec la masse principale. Tchour-Tchour se remit à examiner l’orifice.
Vous pouvez, si vous le désirez, lire le compte rendu technique des découvertes de Tchour-Tchour : la double peau de l’étranger à l’endroit de la coupure ; l’incroyable complication de son mécanisme propulseur, fondé sur des principes que nous n’avons pas encore compris à ce jour ; l’échec du musée à analyser la nature exacte et le fonctionnement de la matière isolante qu’on n’a trouvée que dans cette partie de son corps ; ainsi que tous les autres mystères scientifiques qu’on y a décelés.
Mais ceci est mon récit personnel, sans prétention scientifique.
Je n’oublierai jamais l’instant où nous nous trouvâmes en face du plus étrange des mystères, qui est demeuré inexplicable jusqu’à ce jour. Je n’oublierai jamais non plus la stupéfaction de Tchour-Tchour quand il nous annonça ses premières constatations, ce jour-là.
Il s’était reconverti à la hâte, de façon à pouvoir pénétrer dans le corps de l’étranger.
Quand il en ressortit, il resta immobile et silencieux pendant quelques minutes, puis il nous déclara très lentement :
« Je viens d’examiner le « cerveau central », dans la partie axant de ce corps. Il s’agit d’un simple calculateur auxiliaire. Il n’a pas la moindre trace de conscience. Et il n’existe nulle part dans ce corps d’autre centre possible d’intelligence. »
Il y a quelque chose que je voudrais bien oublier. Je ne sais pourquoi cela me bouleverse à ce point. Mais j’arrête toujours le ruban de mon enregistrement avant le moment où la voix de l’étranger devient de plus en plus aiguë, pour cesser brusquement.
Ce son a une certaine qualité qui me fait frémir et penser à la rouille…
Traduit par Didier Coupaye.
Last Memory.
© Galaxy. 1952.
© Librairie Générale Française, 1974, pour la traduction.